Marie-Amélie Cogniet (1798-1869) : Intérieur de l’atelier de Léon Cogniet en 1831. Détail (musée des Beaux-Arts d’Orléans)
Dans le précédent numéro (10i) de ce blog, nous avons publié un article consacré à deux petites toiles de Marie-Amélie Cogniet, qui décrivent, avec une précision extrême, vu sous deux angles différents, l’atelier parisien de son frère, Léon Cogniet.
Dans l’une des compositions, une grande toile accrochée sur le mur du fond, attire l’attention. Son titre : « Caïn et Abel ». Ce tableau de Léon Cogniet n’est pas localisé à ce jour, mais paradoxalement, le musée d’Orléans possède de nombreuses études dessinées et peintes de cette œuvre : 4 petites huiles sur toiles et 15 dessins ou esquisses répartis sur 12 feuilles de papier. Le tableau de Marie-Amélie est aussi un témoignage important. L’ensemble de ces documents faisait partie du fonds d’atelier de Léon Cogniet, légué au musée d’Orléans, en 1892, par Caroline Cogniet (épouse de l’artiste) et sa soeur, Rosalie Thévenin
Le peintre
Léon Cogniet (1794-1880) est admis à l’École des Beaux-Arts de Paris en 1812. Dans l’atelier de Pierre-Narcisse Guérin (1774-1833), Cogniet a pour condisciple Théodore Géricault et Eugène Delacroix, les artistes d’inspiration romantique les plus novateurs, ainsi qu’Ary Scheffer. Il prépare à trois reprises le concours du Grand Prix de Rome (rétabli en 1797 après une interruption en 1793) ; il réussit en 1817, et part achever sa formation à la villa Médicis. Comme tous les lauréats du Prix de Rome, devenu pensionnaire de la villa Médicis, il doit faire des envois à Paris, reflétant sa progression artistique (des tableaux toujours à sujet mythologique ou biblique). Pour son premier envoi, vers 1819, Léon Cogniet choisit d’illustrer le meurtre d’Abel par Caïn.
De nombreux artistes ont traité ce thème : Titien – Andrea Schiavone – Le Tintoret - Palma Il Giovane – Domenico Cresti (MBA d’Orléans) - Abraham Bloemaert – Pierre-Paul Rubens - Daniele Crespi – Sebastiano Ricci, et bien d’autres.
L’histoire de Caïn et Abel est un épisode de la Genèse (début du chapitre 4) – C’est le récit du premier meurtre de l’humanité.
« Et l’Éternel Dieu le [Adam] mit hors du jardin d’Éden, pour labourer le sol, d’où il avait été pris […]
1-Et l’homme [Adam] connut Ève, sa femme. Et elle conçut et enfanta Caïn. Et elle dit : Avec l’aide de l’Éternel, j’ai formé un homme.
2-Et elle enfanta encore Abel, son frère, et Abel faisait paître le menu bétail et Caïn labourait la terre.
3-Et il arriva, au bout de quelque temps, que Caïn apporta des produits de la terre, en offrande à YHWH.
4-Et Abel apporta, lui aussi, des premiers-nés de son troupeau avec leur graisse. Et YHWH eut un regard [favorable] sur Abel et son offrande.
5-Mais YHWH n’eut pas de regard [favorable] sur Caïn et son offrande. Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu.
6-Et YHWH dit à Caïn :
« -Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ?
7-Si tu [agis] bien, ne te relèveras-tu pas ? Et si tu n'[agis] pas bien, le péché n’est-il pas couché à la porte ? Et son désir sera [tourné] vers toi, et toi tu le domineras. »
8-Et Caïn parla à Abel son frère. Et il arriva, comme ils étaient aux champs, que Caïn se jeta contre son frère Abel et le tua. »
Et comment ne pas évoquer un texte que tous les élèves de France ont dû lire ou apprendre à un moment de leur scolarité ? Dans son poème « La Conscience », Victor Hugo décrit la fuite éperdue de Caïn après le meurtre de son frère. Le dernier vers est très célèbre.
[…]
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d'entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l'aïeul [Caïn] au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C'est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Étude de l’œuvre
L’artiste a hésité entre deux versions pour la composition du tableau
Nous allons tenter d’évoquer les étapes de la réflexion de l’artiste, lors de la conception de cette œuvre, à travers ses travaux préparatoires. Pour clarifier les commentaires, nous avons utilisé les numéros d’inventaire. (ex. : Inv. 200 – les numéros en gras sont reproduits dans cet article)
1 - Étude pour une première version complète (format horizontal) - Inv. 200
Léon Cogniet (1794-1880) : Étude pour Caïn et Abel (c. 1819-20). Huile sur toile. 37,8 x 43 cm. Inv. 200
Cogniet a choisi d’illustrer le passage de la « Genèse » racontant les offrandes faites à Dieu par Caïn et Abel. Caïn, le laboureur, offrit à l’Éternel des produits de la terre ; Abel, le pasteur, sacrifia les premiers nés de son troupeau et leur graisse. Dieu porta alors un regard favorable sur Abel et son offrande, mais pas sur celle de son frère.
Caïn, par jalousie, tue son frère. Maudit, il est alors condamné à errer sur la Terre.
Dans son premier projet, Cogniet a choisi un format horizontal (paysage).
La scène représente le moment précis où Caïn vient de se saisir de l’arme du meurtre, ici une pierre, pour tuer son frère. Au premier plan, Caïn occupe toute la moitié droite de la toile, il est enveloppé et partiellement dissimulé par les volutes d‘une épaisse fumée noire. Il est doté d’une puissante musculature. Debout, l’air furieux, il se tourne violemment vers Abel, agenouillé à l’arrière-plan à gauche. Abel, sous les traits d’un jeune adolescent, est en prière devant son offrande ; il est éclairé par une lumière « divine ». Il est possible de trouver cette brutale opposition un peu simpliste, entre le meurtrier enveloppé de fumée noire, et la jeune victime placée dans la lumière : le bien et le mal, le vice et la vertu. Mais c’est efficace.
Les deux foyers sont du même côté de la composition.
Cependant, l’interprétation de cette scène est déroutante. Selon la tradition, « l’offrande d’Abel (un agneau) est, en signe d’acceptation, consumée par le feu, et la flamme de l’encens monte droit vers le ciel ; tandis que, du côté de Caïn, la fumée se rabat vers son visage ».
On peut s’étonner que la combustion d’une simple gerbe de blé, offerte par Caïn, produise une telle fumée, alors que celle d’un agneau bien gras, sacrifié par Abel, émette une fumée claire… La réalité conduirait à une représentation inverse.
De plus, en consultant les dossiers des œuvres, rassemblés à la bibliothèque du musée d’Orléans, on peut trouver un commentaire de David Ojalvo (conservateur du musée d’Orléans de 1968 à 1990), qui fait une constatation surprenante :
« Pour dissocier l’espace des personnages et accentuer leur dichotomie, Cogniet a inversé leurs offrandes : Abel est agenouillé devant le foyer où brûle la gerbe de blé de Caïn, alors que celui-ci est associé à l’agneau sacrifié du pasteur qui provoque une épaisse fumée noire. »
En effet, dans les deux dessins préparatoires représentant la scène, on distingue nettement un agneau sur le foyer de Caïn ! (au lieu d’une gerbe de blé)
D. Ojalvo émet l’hypothèse suivante : « Peut-être cette incohérence doit-elle être mise au compte d’une confusion de l’auteur. »
En voulant donner une connotation symbolique à cette représentation, une épaisse fumée noire du côté du criminel, une fumée claire du côté de la victime, l’artiste a peut-être été entraîné à commettre cette « confusion ». Étonnant et troublant !
Léon Cogniet (1794-1880) Tête de Jeune homme. Étude pour "Caïn et Abel", vers 1820. Huile sur papier marouflé sur toile. Inv. 232
Étude de Tête pour Abel – Inv. 232
Cette remarquable étude d’après nature (d’après le modèle « Julien ») pour la tête d’Abel, le regard levé vers le ciel, correspond à une première étape dans la conception de la figure. L’étude réaliste constitue la référence à partir de laquelle l’artiste va élaborer la version finale de son personnage. Les traits juvéniles du modèle annoncent le caractère candide d’Abel. Une belle lumière façonne ses traits.
Dessins préparatoires pour le premier projet
Je remercie vivement M. Mehdi Korchane, responsable de la conservation des arts graphiques au musée des Beaux-Arts d’Orléans, de m’avoir permis de consulter tous les dessins préparatoires en relation avec ce tableau. Découvrir ces dessins originaux fut pour moi, un moment de grande émotion. Si tous les dessins sont intéressants car ils permettent de comprendre l’évolution du travail de l’artiste, certains d’entre eux sont d’une très grande qualité.
Caïn, étude pour « Caïn et Abel » (1819) – Inv. 532.12
Sur cette feuille figurent deux études abouties de Caïn, au crayon graphite. Dans le dessin de gauche, la musculature est tracée avec une grande fermeté, et nous pouvons ressentir le mouvement pivotant du corps.
Une esquisse (Inv. 532.8) et une étude d’ensemble (Inv. 532.9) pour « Caïn et Abel »
Ces deux études dessinées sont en relation avec l’étude peinte de la première version. Tous les principaux éléments de la composition sont en place.
Caïn s’apprête à frapper son frère à l’aide d’une pierre. Le texte biblique ne précise pas l’arme utilisée par le meurtrier. Une tradition iconographique veut que Caïn ait assommé son frère à l’aide d’une mâchoire d’âne.
Cogniet préfèrera deux autres solutions : une pierre, dans l’esquisse de la première version du tableau ; un bâton, dans la seconde.
Dans une première esquisse (Inv. 532.8), le rehaut à la craie blanche, montre l’intention de l’artiste, de placer Abel dans une vive lumière.
Seconde étude d’ensemble - Inv.532.9 – Cette étonnante et superbe étude du premier projet, est très élaborée. Nous pouvons remarquer le beau mouvement de Caïn, ainsi que le beau raccourci de sa jambe gauche ; la vigueur du trait, très nuancé, contribue à évoquer les volumes du corps. Les deux foyers pour les sacrifices sont rassemblés du côté gauche de la feuille. On distingue nettement le corps d’un agneau sur le foyer de Caïn.
Ces détails montrent que l'artiste, par l'assurance de son tracé, a le sentiment de "tenir" la composition qu'il souhaite. Pourtant ce premier projet sera abandonné pour une composition verticale.
2 - Étude pour une seconde version complète (format vertical) – Inv. 199
Léon Cogniet (1794-1880) : Esquisse pour Caïn et Abel (c.1819-20) – Huile sur toile – 35,6 x 27,1 cm. – Inv. 199
Cette esquisse correspond au tableau terminé, visible dans la vue de l’atelier peinte par Marie-Amélie Cogniet.
Les deux esquisses d’ensemble ne révèlent pas de différences majeures dans la conception du sujet, mais dans cette seconde version, Cogniet a opté pour un format vertical (figure).
Le format vertical intensifie le côté monumental et puissant du corps de Caïn. Son attitude est tout aussi vigoureuse, mais moins démonstrative que dans la première version. Bien que son mouvement de violence soit plus retenu, sa présence écrase celle du frêle Abel. La grande surface sombre qui enveloppe Caïn (elle occupe les trois-quarts de la toile), contribue à accentuer le contraste entre ombre et lumière. Le foyer de Caïn a été déplacé vers la droite de la toile, ce qui en clarifie la composition ; son aspect rougeoyant dramatise encore la situation.
Étude de tête d’un homme barbu (c. 1820) – Inv. 201
Cette belle étude peinte d’après nature a peut-être été réalisée pour la tête de Caïn de la première version esquissée par Cogniet, mais la position de trois-quarts gauche est plus proche de la seconde version.
Trois études de tête d’hommes barbus pour Caïn – Inv. 575.312 – Inv. 575.313 et Inv. 575.460 –
Deux dessins sont faits d’après le même modèle, un portrait vu de profil et un second vu de trois-quarts vers la gauche. Dans l’une de ces deux études (Inv. 575.460), proche de la composition peinte, on constate toute la virtuosité du dessinateur : la maîtrise des hachures nuancées qui ombrent le visage, la force de celles qui donnent du volume aux cheveux, et la barbe toute en boucles légères. On imagine le mouvement de la main de l’artiste et de son crayon, virevoltant avec élégance et maîtrise sur la feuille, pour tracer ce magnifique dessin.
Un troisième portrait (Inv. 575.313), sur papier bleu, est d‘un autre modèle.
Quatre études de Caïn – Inv. 532.14 – Inv. 532.13 – Inv. 532.16 – Inv. 532.15
Cette belle série de quatre études au crayon de Caïn (2e version) montre la progression du travail de l’artiste. Peu à peu, les détails sont précisés et mis en place. Le beau dessin (Inv. 532.15), correspond à la version finale, le corps s'est affiné, l'expression du visage prend forme, le mouvement de la fourrure est affirmé. Une nouvelle arme du meurtre apparaît : un bâton.
Étude d’Abel agenouillé. Il est possible de penser que cette étude a été réalisée après que le peintre a pris la décision d’opter pour une composition verticale, car dans la partie inférieure de la feuille un petit dessin précise la composition d’ensemble. De plus, nous pouvons distinguer, dans l’angle inférieur droit de la feuille, un léger tracé reprenant les détails du vêtement d’Abel.
Étude pour "Caïn et Abel" (2e version) – Inv. 532
Dans ce dessin, principalement travaillé au crayon noir et au lavis d’encre brune, l’artiste installe la composition d’ensemble. Il joue déjà sur les contrastes d’éclairage et les nuages de fumée : au premier plan dans l’ombre, entouré d’une épaisse fumée, Caïn est opposé à Abel, en prière, en pleine lumière. Ce dernier est vêtu d’un léger vêtement rehaussé de craie blanche. Les deux foyers sont disposés de part et d’autre de la feuille, ce qui permet de mieux les identifier.
Conclusion
Quand nous regardons cet ensemble de dessins et de peintures préparatoires, nous avons l’impression d’entrer dans l’intimité de l’artiste qui fait des choix, et affine peu à peu ses idées. Nous le devinons progressant dans son processus créatif. Cogniet travaillait lentement ; chaque tableau est le résultat de longues recherches. Il est très émouvant de l’imaginer travaillant dans son atelier, concentré, reprenant chaque partie, chaque détail de la composition, afin de trouver l’idée qui donnera la plus grande efficacité à son projet initial.
Espérons que ce tableau, sur lequel nous disposons d’une documentation exceptionnelle, resurgisse un jour sur le marché de l’art,… et que le musée d’Orléans puisse alors l’acquérir. Quelle découverte ce serait !
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