lundi 16 mars 2020

10g - Allégorie de l'Amour de Th. Willeboirts


Une « Allégorie de l’Amour », par Thomas Willeboirts, dit Bosschaert (1614-54), au musée des Beaux-Arts d’Orléans

Par Jean-Louis Gautreau


Thomas Willeboirts, dit Bosschaert (1613/14-54) : Allégorie de l’Amour (entre 1635-54). 154 x 201 cm

Le musée des Beaux-Arts d’Orléans possède une grande toile spectaculaire d’un artiste assez peu connu.

Le peintre
Thomas Willeboirts, dit Bosschaert rejoint l'atelier de Daniel Seghers à Anvers en 1628. Après huit années d'apprentissage, il devient citoyen de la ville et est admis à la guilde des peintres en 1636 ou 1637. Il ouvre alors son propre atelier, et il est amené à coopérer avec plusieurs autres artistes, en particulier Daniel Seghers, Paul de Vos, Jan Fyt, Jan van den Hoecke, Frans Snyders et Adriaen van Utrecht. Il collabore également avec Peter-Paul Rubens pour la réalisation d'une série de peintures mythologiques commandée par Philippe IV d’Espagne pour la « Torre de la Parada » (un pavillon de chasse dans les environs de Madrid). La « Tour » était surtout connue pour abriter une grande collection de peintures mythologiques d'après Ovide, commandées à Rubens en 1636. Le cycle comptait 63 toiles de grands formats, et fut réalisé à Anvers d'après des ébauches de Rubens qui se réserva la réalisation de 14 toiles ; les autres ont été exécutées par ses collaborateurs habituels.

Entre 1641 et 1647, il travaille pour Frédéric-Henri d’Orange-Nassau (1625-47 - capitaine et amiral général des Provinces-Unies), puis pour sa veuve, Amélie de Solms-Braunfels, qui lui commande des travaux pour la décoration de l'Oranjezaal, pièce principale de la Huis ten Bosch (Palais royal à La Haye). Il travaille aussi pour d’autres grands collectionneurs.
Il est considéré comme l’un des meilleurs suiveurs de Van Dick, mais dans le tableau d’Orléans, l’influence de Rubens prédomine.

Histoire du tableau
Le tableau du musée d’Orléans a été acquis par Aignan-Thomas Desfriches (1715-1800), en 1753 ou 1755, lors d’un voyage en Hollande. Il était alors attribué à Jan van den Hoerck (sic – le véritable nom du peintre est Jan van den Hoecke). Un thème fréquemment traité à cette époque est celui de « L’Amour vainqueur de tout » qui illustre la devise latine « Omnia vincit Amor ». De nombreux peintres ont peint des « Amour vainqueur ». Il est difficile de ne pas penser à la version de Caravage, datée de 1601-02, qui se trouve au Nationalmuseum de Berlin. Orazio Gentileschi (à Dublin) et Orazio Riminaldi (à Prague) ont aussi abordé ce sujet.
Pendant longtemps, la toile d’Orléans a porté un titre erroné : « Le Génie de la Gloire et des Arts ». Le titre actuel : « Allégorie de l’Amour » est plus approprié.

C’est probablement la veuve ou la fille de Desfriches qui a vendu cette toile à M. Auguste Miron (1769-1847), collectionneur orléanais avisé, ancien membre du Conseil Général, des manufactures et du commerce. En 1823, le tableau est passé en vente à Paris et a été acheté pour 265 Francs par M. Hême, Directeur du musée d’Orléans. Le tableau est alors présenté comme une œuvre de Pierre-Paul Rubens.

Un aspect de l’histoire de ce tableau est particulièrement intéressant. Les historiens d’art ont manifestement rencontré de grandes difficultés pour préciser l’auteur de la toile.
Dans le livre d’inventaire de 1876, le tableau d’Orléans est enregistré comme étant de Rubens.
Dans l’inventaire de 1877, il est seulement « attribué à Rubens », sous un titre erroné : « Le Génie de la Gloire et des Arts ».
En 1878, le tableau est attribué à van den Hoerck (sic). Puis, de nouveau, à Rubens et David Teniers.
En 1991, il est donné à Willeboirts « Bosschaert ».
En 1995, il est réattribué à van den Hoecke (l’orthographe du patronyme est rectifiée).
Depuis, l’attribution à Thomas Willeboirts a été reprise… et c’est sous ce nom qu’il est présenté actuellement dans les salles du musée.
Nous ne connaissons pas la date de cette œuvre, mais nous pouvons la situer entre 1635 et 1654. Elle a été nettoyée et restaurée en 1995.
Elle n’est ressortie des réserves du musée que depuis la rénovation des salles du deuxième étage, en 2016.

Nombre d’artistes, célèbres de leur temps, ont été oublié, en raison de l’évolution des modes. Ils n’ont été remis à leur place qu’à partir de la fin du XIXe siècle.
Alessandro Botticelli a été redécouvert par les peintres préraphaélites dans la seconde moitié du 19e s., Le Greco a été redécouvert vers 1890, Johannes Vermeer, en 1898, Georges de la Tour, en 1915, et l’œuvre de Lubin Baugin n’a été reconstituée qu’à partir de 1963. Les toiles d’Artemisia Gentileschi étaient passées de mode aux XVIIIe et XIXe siècles. Depuis le début du XXe siècle, on assiste à la redécouverte de l’œuvre d’une artiste qui a été célébrissime en son temps.
Quand le fil a été rompu, il est difficile, deux ou trois siècles plus tard, de reconstituer l’œuvre d’artistes qui ont pourtant été très célèbres. De plus, avant le XIXe siècle, peu de peintres signaient leurs œuvres.
Les historiens d’art se trouvent alors confrontés à des peintres suiveurs ou imitateurs d’un artiste de renom, dont les œuvres sont parfois difficiles à distinguer de celles du maître. Les difficultés augmentent quand on soupçonne l’intervention d’un collaborateur spécialisé qui aurait été chargé de certaines parties de la toile (paysage, animaux, fleurs, etc.), comme cela était fréquent dans les pays du nord au XVIIe siècle.

Description
La scène se passe au sommet d’une proéminence dominant un paysage d’où émerge le clocher d’une église.
Amour-Cupidon, sous l’aspect d’un  bel adolescent, est assis à l’ombre d’un arbre, appuyé contre le tronc fortement incliné. Il a un air méditatif, la position de son bras et de sa main droite évoque traditionnellement la mélancolie. Intégralement nu, son sexe est dissimulé par sa jambe droite repliée. Un tissu rouge, maintenu par un cordon, lui couvre partiellement le dos et les reins. Ce tissu est purement décoratif. Le cordon maintient aussi le carquois rempli de flèches. Cupidon semble planter sa flèche dans l’armure qui protégeait le corps d’un homme ; à moins qu’il ne la destine au spectateur qu’il regarde.
Une armure de belle qualité a été jetée sur un tambour d’ordonnance (tambour militaire servant à communiquer les ordres sur le champ de bataille), elle est doublée de velours rouge. Cette armure est étrange, les cuissots (parties couvrant les cuisses) sont écartés, et la doublure rouge les font ressembler à la gueule ouverte d’un monstre menaçant et inquiétant… Le gantelet et le heaume de cette armure sont sur le sol, en bas à droite.
La partie supérieure d’une autre armure (plastron, épaulière, brassard, braconnière), damasquinée d’or et bordée de velours rouge, est appuyée contre le tambour. Un tissu rouge est noué autour du brassard gauche. L’alternance entre les bandes d’acier poli, et les bandes damasquinées d’or rend cette armure plus précieuse.
Cet or peut aussi évoquer le luxe, donc la richesse, le tableau pouvant alors être perçu comme une « Vanité ».
Dans la partie gauche, divers objets sont accumulés, des instruments de musique, une partition, les outils d’un peintre, etc.

Au dos de la toile, figurent deux cachets de cire portant des armoiries, surmontées d’une couronne comtale, non identifiées.

Dans cette toile on perçoit l’influence de Rubens. Il est aussi possible que certaines parties du tableau soient dues à la main d’autres artistes, collaborateurs de Willeboirts.

La symbolique
Ce thème traditionnel illustre l’emprise de l’amour sur les activités humaines, même les plus nobles : la guerre, et les arts.
Les armures et le tambour d’ordonnance évoquent la gloire militaire.
La Musique est illustrée par le tambour de basque (tambourin), le luth et un livret de partitions, posé sur le tambourin. On peut aussi deviner une harpe.
La palette, des pinceaux et le petit portrait d’une jeune femme, symbolisent la Peinture.
La Sculpture est évoquée par une statuette.
Le livre fermé fait penser à la poésie ou à la littérature.
A l’arrière-plan, le globe rappelle l’omniprésence de l’empire de l’amour sur Terre.
L’accumulation d’objets rappelle les vanités très en vogue au XVIIe siècle, dans les pays du nord.

Composition - lumière - couleurs
A droite, on découvre le corps puissant du personnage. Rassemblés à gauche, des objets, évoquant les arts, équilibrent la composition. Au centre, sont regroupés les objets guerriers : les armures aux reflets métalliques, et le tambour.
Pour animer la composition, l’artiste a utilisé une solution courante : les lignes obliques. Le torse de Cupidon est incliné vers la gauche, cette orientation est soulignée par le tronc de l’arbre, par le cuissot de l’armure et par le luth. La composition est stabilisée par la grande horizontale marquée par l’armure renversée sur le tambour.

La scène se déroule par une chaude journée d’été. Le tableau lumineux est très coloré. Le corps ensoleillé de Cupidon attire le regard. La plus belle des deux armures est au centre de la composition. Ses parties brillantes sont rehaussées par l’or des damasquineries.

Le peintre a joué avec les couleurs : le vert du paysage et du feuillage ; le ciel bleu est légèrement nuageux, mais à droite on devine la menace d’un orage ; les jaunes et les ocres de divers objets. La composition est animée et rythmée par des taches rouges : le tissu porté par Amour, le velours intérieur de la grande cuirasse et les bordures de l’autre, le tissu noué autour du brassard, et enfin ce qui semble être le pied d’une harpe.

L’œuvre la plus proche de la version d’Orléans est visible au National Museum de  Stockholm : « L’Amour vainqueur parmi les emblèmes de l’art ». La composition d’ensemble est inversée.
Thomas Willeboirts Bosschaert (1613-14-1654) et Paul de Vos (1591-1678) : L’Amour triomphant parmi les emblèmes de l’art (1645-1650 - Stockholm, Nationalmuseum). 169 x 242 cm
Photo : Didier Rykner – reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur.


Par son histoire, par les difficultés que les historiens d’art ont rencontrées pour tenter d’identifier son auteur, par ses qualités propres, cette toile m’a paru très intéressante, d’autant qu’elle a fait partie des collections d’Aignan-Thomas Desfriches, éminente personnalité orléanaise, et grand collectionneur.


 

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