lundi 24 avril 2017

10d - Etude d'un tableau de Tintoret



Un magnifique portrait d’homme, attribué à Jacopo Robusti, dit Il Tintoretto (1519-1594)

Par Jean-Louis Gautreau

Jacopo Robusti, dit Il Tintoretto ou Le Tintoret - Attribué à (1519-94) : Portrait d’un vieil homme barbu (vers 1580 – musée des Beaux-Arts d’Orléans). 1,02 x 0,84 m. Photo François Lauginie

Après avoir eu pour titre, Portrait d'un Vénitien, un autre plus neutre est maintenant attribué à ce portrait : "Portrait d’un vieil homme barbu". Cependant, Le Tintoret étant natif de Venise et ayant toujours travaillé dans cette ville, rien ne s’oppose à ce que le personnage représenté soit un patricien de cette ville.

Provenance – Les Marcille, une grande famille orléanaise
Cette belle toile a appartenu à Martial François Marcille (1790-1856), grand collectionneur du XIXe siècle d’origine orléanaise.
En 1822, il quitte une situation florissante de grainetier, et s’installe à Paris, pour se consacrer à sa passion, la peinture. Il rencontre le Dr Louis La Caze (célèbre collectionneur qui légua 583 tableaux au musée du Louvre en 1869) qui deviendra un ami très proche. Ensemble, ils suivent les ventes et courent les brocantes pour découvrir des œuvres.
Il fréquente les musées et les galeries, copie les tableaux et commence à acquérir des œuvres d’artistes du XVIIIe siècle, un peu tombés dans l’oubli : Jean-Baptiste Greuze, Jean-Honoré Fragonard, Jean Siméon Chardin, etc.
Il avait réuni près de 4 600 tableaux dont 30 Chardin, 40 Boucher, 18 Quentin de La Tour, 15 Perronneau, 25 Fragonard, etc. Il appréciait aussi beaucoup l’œuvre de Prud’hon.

A sa mort en 1856, une partie de sa collection fut partagée entre ses deux fils : Eudoxe (1814-1890) qui deviendra directeur du musée des Beaux-Arts d’Orléans de 1870 à 1890, et Camille (1816-1875) qui dirigera le musée de Chartres. Ils devaient probablement en partie leur nomination au fait qu’ils possédaient l’un et l’autre une importante collection de peintures après la mort de leur père. 
L’autre partie de la collection fut dispersée aux enchères en 1857, au cours de plusieurs ventes qui firent grand bruit.

Le tableau de Tintoret se retrouve dans la collection de Camille. Après sa mort en 1875, une partie de la collection est mise en vente. Les œuvres mises en vente sont publiées dans le « Catalogue de tableaux et dessins de feu M. Camille Marcille ».
La 1ère vente a lieu les lundi 6 et mardi 7 mars 1876 ; la 2e vente, les mercredi 8 et jeudi 9 mars 1876.
Le tableau a été acheté le 8 mars 1876 par son frère, Eudoxe Marcille, directeur du musée d’Orléans, lors de la vente aux enchères à l’Hôtel Drouot, afin d’enrichir les collections du musée, pour la somme de 294,10 F.


Le peintre
Jacopo Robusti, dit Le Tintoret, (né le 29 septembre 1518 à Venise - mort à Venise le 31 mai 1594) est l’un des trois plus importants peintres de la Renaissance vénitienne (avec Titien et Véronèse).
Son vrai nom était Jacopo Comin (son identité a été révélée lors de l'exposition Tintoretto, en 2007, au Prado). Il doit son surnom, « Il Tintoretto » - qui signifie « le petit teinturier » - à son père, Battista Robusti, qui travaillait dans une teinturerie. Élève de Titien, il est réputé pour avoir dépassé son professeur dans la maîtrise des couleurs et des ombres, et du rendu de la matière ; Jacopo ne reste que quelques mois chez Titien.
Il avait une grande admiration pour Michel-Ange qui l’a influencé. Le Tintoret avait une passion pour les effets de lumière.
Les œuvres les plus connues de Tintoretto sont une série de peintures de scènes de la vie de Jésus et de la Vierge Marie dans la Scuola Grande de San Rocco de Venise, dont il est nommé décorateur officiel en 1564.
Après l'incendie du Palais des Doges en 1577, le Tintoret reçut la commande du « Paradis », une immense toile (9,90 x 24,50 m) devant orner la salle du Grand Conseil, qu'il réalisa in situ avec son fils Domenico et son atelier (1588).


Étude du tableau
La composition est simple, mais efficace. Le personnage, probablement un patricien vénitien, est montré dans une posture naturelle. Il est assis, de trois-quarts face ; sa main gauche est appuyée sur l’accotoir d’un fauteuil, la droite est posée sur son manteau violet foncé. Avec le temps, le manteau est devenu presque noir. L’homme se détache sur un fond sombre presque uni.

La source lumineuse unique semble venir d’un point surélevé dans l’axe médian du tableau. Les seules zones éclairées et travaillées sont le visage, et les mains fines et racées. Ces trois zones obligent le regard du spectateur à parcourir la surface de la toile. Le visage est la partie la plus violemment éclairée. La deuxième zone qui attire notre regard est la main gauche qui se trouve sur le même axe vertical que le visage. Cette main est moins éclairée que le visage, mais une tache de lumière éclaire le poignet. L’éclairage décroit sur sa main droite (à gauche). Enfin les fourrures sont plus discrètes. Le manteau sombre est là pour faire ressortir les parties éclairées. On devine à peine l’accotoir du fauteuil et le dossier.
Comme l’éclairage du personnage est très contrasté, on peut parler de clair obscur, or les dates permettent d’exclure l’influence du Caravage (1571-1610). Cette toile illustre donc le fait que si Le Caravage a répandu la pratique du clair-obscur, il n’en est pas l’inventeur.

Les trois parties les plus importantes du corps, le visage (et le regard), et les deux mains, sont aussi les plus soigneusement peintes. Ce sont les parties les plus expressives et significatives car elles expriment la personnalité et la qualité du sujet représenté.
Dans ce portrait, l’artiste a déployé son immense talent pour peindre le visage avec une grande sensibilité et une réelle virtuosité. Il est parfaitement centré dans le tiers supérieur de la toile. Il n’est pas idéalisé, il semble réaliste et naturel. Le peintre prouve aussi sa parfaite connaissance de l’anatomie ; la morphologie de ce visage est très structurée.
Le front ample, haut et largement dégagé (très dégarni) semble révéler l’intelligence, la culture et l’autorité naturelle de cet homme, à la présence imposante et noble. Une zone très lumineuse au centre du front en accentue le volume arrondi. L’homme regarde vers la gauche ; ses yeux baissés laissent penser qu’il est plongé dans une réflexion intérieure, une profonde méditation. Nous ressentons la densité du personnage ; sa forte carrure, presque monumentale, donne une impression d’assurance et de force intérieure, mais l’expression du visage exprime sa grande humanité. Celle d’un homme cultivé qui a eu des responsabilités, et qui les a assumées avec sagesse et fermeté.
Peut-être l’homme est-il aussi fatigué par les épreuves et les désillusions...
Ce beau visage porte les stigmates de l’âge et du temps : les rides, les cernes et les poches sous les yeux bleu-gris foncé, le rosé des pommettes. Au niveau des tempes, on devine la transparence et la finesse de la peau sous laquelle les veines semblent palpiter. Le traitement du pourtour des yeux est étourdissant de délicatesse et de nuances colorées. Une multitude de petites touches s’entremêlent : toutes les nuances de rose, la plus intense, un rose carminé, colore les pommettes ; des beiges, des ocres, des bruns, des reflets peut-être vert clair, une touche de blanc cassé illumine le haut du front, un ton gris couvre l’arrière du crâne.

Le nez est fin et droit. La moustache et la barbe sont fournies mais soigneusement peignées et entretenues. Les mains, fines et élégantes, ne sont pas très travaillées. A l’auriculaire de sa main gauche, l’homme porte une bague en or sertie d’un rubis carré.
Quant au manteau, il est garni de fourrure sur le devant et le haut des manches. La partie droite du col de fourrure suit la diagonale du tableau. Les deux larges pans de fourrure presque dorée forment un triangle qui s’ouvre sur le visage de l’homme. Vers le bas, ils orientent notre regard vers les mains.
Deux fines lignes de fourrure en forme de triangle marquent les épaules, et équilibrent la composition.
Les poignets d’une chemise blanche dépassent légèrement de l’extrémité des manches du manteau. La sobre et discrète élégance du vêtement révèle le statut social élevé de son propriétaire, mais cet homme de qualité n’affiche pas vaniteusement sa puissance et sa richesse.
La fourrure, brossée avec vivacité, sans effet particulier, ne détourne pas notre attention de l’essentiel : la beauté et l’intensité du visage de l’homme représenté.

Conclusion
J’ai toujours ressenti une profonde admiration et une certaine émotion devant cette toile. Ce portrait est traité avec une rare sensibilité, et l’artiste a su rendre les traits du caractère de son modèle : sa force intérieure et son humanité.
Dans le Portrait d’Alvise Cornaro par Le Tintoret (1560-65 – Palazzo Pitti), le modèle a la même posture (inversée) que celui du musée d’Orléans. Si l’attribution de ce tableau à Jacopo Robusti reste incertaine, sa qualité picturale est incontestable, et ce magnifique portrait est certainement l’œuvre d’un artiste de grand talent.
Edward Burne-Jones a écrit : « La seule expression admissible dans un grand portrait est l'expression du caractère et de la qualité morale, rien de ce qui est temporaire, éphémère, ou accidentel »


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour.

Si vous vous intéressez à la collection Marcille, sachez qu'un site a été lancé sur le sujet par l'un de ses descendants qui a entamé plusieurs projets scientifiques autour de cette collection : http://www.collectionmarcille.com/

Jean-Louis Gautreau a dit…

Merci pour cette information
En effet c'est un sujet qui m'intéresse
Cordialement