Deux
portraits de famille très différents
Par Jean-Louis Gautreau
Le musée
des Beaux-Arts d’Orléans a la chance de posséder deux grands portraits de
famille réalisés par deux peintres hollandais, ayant vécu à la même
époque : Cornelis Bisschop (1630-74) et Lambert Doomer
(1624-1700). Ces deux beaux tableaux, traités de façon très différente,
méritent d’être étudiés comparativement.
Cornelis
Bisschop
(Dordrecht, Hollande, 1630-1674) : Portrait de famille (c. 1660). Huile
sur toile : 163 x 148 cm. Legs du Lieutenant-colonel Marchand-Raffaintin
en 1983.
A son
entrée dans les collections du musée, l’œuvre était anonyme ; elle a
d’abord été attribuée au portraitiste Bartholomeus van der Helst. Cette toile a
été restaurée en 1995, et c’est probablement à cette occasion qu’elle a été
attribuée à Cornelis Bisschop.
Le
peintre a été formé dans l’atelier de Bol, mais a subi diverses influences
d’artistes de son temps.
Le roi du
Danemark lui proposa de venir à Copenhague, comme peintre de Cour, peu de temps
avant sa mort.
Composition :
le cercle de famille
La scène
se situe sur une terrasse suggérée par le dallage du sol, et par le paysage
évoquant un parc boisé qu’on distingue dans la partie droite de la composition.
Cornelis
Bisshop représente une famille de la grande bourgeoisie hollandaise et
protestante de Dordrecht. Les membres de la famille posent sans affectation,
avec simplicité et naturel. Le raffinement des costumes et les bijoux,
indiquent une situation sociale très aisée.
Un
bonheur paisible semble régner dans cette famille aimante. Cependant, la tête
de la mère est anormalement petite (par rapport au corps) et son visage lisse
semble dépourvu d’expression. Cela pourrait laisser penser qu’il s’agit d’un
portrait posthume, réalisé après la mort de la mère, afin de conserver le
souvenir de l’harmonie qui régnait au sein de la famille au temps de sa
présence. Cette hypothèse semble étayée par le visage légèrement mélancolique
du père, et son regard intérieur méditatif.
Le jeu
savant et élégant des gestes des bras et des mains unit ici les
personnages : le père semble présenter un fruit à la fillette, la main
droite très raffinée de la mère montre les garçons placés à gauche. Les mains
des deux garçons, de la mère, et de la fillette, toutes dans des positions
différentes, décrivent une gracieuse courbe.
Si les
deux parents ont une attitude assez retenue, les enfants sont représentés avec
un grand naturel et apportent fraîcheur et spontanéité à
la composition.
Les deux
garçons, au côté de leur père, ont un air très épanoui, et regardent dans notre
direction (vers le peintre) ; le plus âgé, vêtu de noir, s’appuie avec
confiance sur la cuisse gauche de son père, il semble
très attentif à ce qu’il voit. Quant au plus jeune, encore vêtu d’une robe, comme
le veut la mode du temps, il est figuré un gâteau à la main qu’il essaie de
protéger de la convoitise de son chien. Par ailleurs, on ne peut que remarquer
le net strabisme convergent de la fillette placée près de sa mère.
Les
vêtements et les couleurs
Dans la
bonne société de la Hollande protestante, la richesse ne saurait se montrer de
manière trop ostentatoire. Les membres de cette famille sont vêtus d’élégants
costumes à la mode des années 1660, inspirés de la mode espagnole. Le noir,
signe de moralité, domine dans les costumes austères ; il met en valeur
les blancs immaculés (cols, manchettes, robes).
L’homme
est assis et s’appuie sur une table couverte d’un tapis précieux, probablement
persan (ces tapis étaient de trop grande valeur pour être posés sur le sol),
sur lequel est posé un plat en faïence de Delft rempli d’oranges.
L’épouse,
plus hiératique dans sa pose, est habillée de luxueux vêtements, prétexte à la
description raffinée de plusieurs étoffes : une robe noire laissant voir
une magnifique jupe en soie moirée à parements noirs, et un large col blanc en
lin amidonné. La robe de la fillette est dans les mêmes tons que celle de sa
mère, mais le blanc immaculé domine.
Les
habits de cette famille protestante sont peints dans un beau camaïeu de noir,
gris, et blanc. Dans la partie inférieure, cette sobriété est brutalement
rompue par la grande tache rouge vermillon de la robe du garçonnet, qui éclaire
et anime le tableau.
De
petites touches de bleu sont réparties sur la toile : la broche de la mère –
les petits nœuds du bonnet, le ruban et le bracelet du petit garçon – le nœud à
la manche de la fillette.
Lambert
Doomer (Amsterdam,
1624-1700) : Portrait de François Wijnants et d’Alida Essingle, en Elquanah
et Anne venant recevoir la bénédiction d’Eli. (1668). 130 x 192 cm.
Tableau a
été acquis pour 120 000F, auprès de la galerie Julius H. Weitzner à
Londres en 1969, avec les indemnités de dommage de guerre.
Lambert
Doomer est un
peintre baroque,
avant tout dessinateur, à l'œuvre assez diversifiée. Vers 1642, il devient l'élève
de Rembrandt, mais restera
peu sensible à sa manière.
Entre 1644 et 1646, il exécute de
nombreux dessins au cours de ses voyages en Hollande, en Allemagne, puis en
France en compagnie du peintre Willemn Sckellinks. Entre 1669 et 1695, il vit à Alkmaar où il réalise des
portraits de notables, et peint des vues de la ville. Il retourne à Amsterdam en 1695 et s'éteint dans
cette ville en 1700.
Lors de
la récente exposition consacrée à Richelieu (au musée d’Orléans), nous avons pu
admirer un très beau dessin aquarellé de Doomer représentant la façade du
château du cardinal.
L’histoire
racontée par le tableau
Ce
portrait de famille est une transposition d’un passage de l’histoire de Samuel
(Livre de Samuel 1, 24 à 28). Anne, épouse stérile d’Elquanah,
avait fait vœu à Jéhovah de lui consacrer le fruit de ses entrailles, si elle
avait un enfant. Le vœu exaucé, Anne présenta son jeune fils Samuel à
Eli, pour le consacrer à Dieu.
Eli est selon la Bible le nom de l'un
des derniers Juges d’Israël. Il était aussi le Grand Prêtre, et fut le mentor de Samuel qui deviendra une
importante figure biblique, à la fois prophète, prêtre et juge.
François
Wynants,
apothicaire d’Amsterdam (selon une inscription ancienne sur le revers du
tableau), commande ce portrait de sa famille peu après son emménagement dans sa
maison avec sa femme et ses enfants Dirk et François
« junior ».
En
remerciement de la naissance récente de son dernier fils François (alias
Samuel), son épouse, Alida Essingle (alias Anne, le présente au Grand Prêtre,
en souhaitant probablement qu’il embrasse une carrière religieuse. La tenue
blanche immaculée de François/Samuel, et l’urne portée par son frère Dirk,
renvoient, probablement aux autres enfants du couple, fauchés par la mortalité
infantile (le couple a eu 6 enfants, dont 2 ont survécu). Le tableau constitue
un acte de reconnaissance et de foi.
Composition
– Une mise en scène théâtrale
Ce
tableau est aux antipodes du tableau de famille de Cornelis Bisschop. Ce sont
les détails surprenants qui en font l’intérêt ; ils permettent de nombreux
commentaires, et sont révélateurs de la mentalité des commanditaires.
La moitié
gauche de la toile est occupée par le Grand Prêtre Eli, assis sur un monumental
trône en marbre. Une colonne centrale sépare le monde religieux du monde profane.
Les
quatre membres de la famille Wijnants se dirigent vers Eli. Ils sont disposés
les uns derrière les autres, et tous regardent le spectateur (vers le peintre),
le prenant à témoin de l’accomplissement du vœu. Le père, au front dégarni, est
en retrait, dans une semi obscurité. La mère présente son dernier fils au Grand
Prêtre. En pleine lumière, vêtue d’une robe voyante et de bijoux de perles et
d’or, elle tient le devant de la scène et dirige la cérémonie ; son visage
peu avenant et son regard autoritaire, presque revêche,
à la limite du défi, révèlent bien son caractère. Dans cette famille, c’est
certainement elle qui « porte la culotte ». Mais ne pourrait-on
attribuer, au moins en partie, la dureté de son regard aux dures épreuves
endurées par cette mère lors de la perte successive de ses enfants ?
Les
enfants ont les yeux bleus du père ; ils ne semblent guère se réjouir de
l’évènement ; si Dirk paraît indifférent, le regard du petit
« Samuel » exprime la tristesse ; tous deux acceptent
passivement leur rôle. Quelle différence avec
les enfants radieux du tableau de Bisschop !
Les
vêtements et les couleurs
Le Grand
Prêtre porte un étonnant habit sacerdotal très coloré qui est une restitution
quasi archéologique. Cet habit anachronique est très spectaculaire. Le bleu et
jaune orangé de ses vêtements sont deux couleurs complémentaires. Un broc d’or
ou doré repose sur une table recouverte d’un précieux tapis d’Orient.
En
revanche, la famille de l’apothicaire porte des habits de leur temps. La mère
est vêtue d’une robe voyante rouge vermillon avec des manches à crevés laissant
voir la chemise blanche. Le rouge de la robe est repris dans la manche du jeune
garçon, dans les attaches du manteau du père, dans les motifs du tapis (à
gauche), dans les ornements sacerdotaux du prêtre, ainsi que dans ses
babouches.
Le fils
aîné (Dirk) porte un élégant et souple vêtement précieux qui semble fait d’un
brocard d’argent et d’or ; les boutons et boutonnières sont brodés de fils
de mêmes couleurs ; il tient un vase doré. Tout cela est en harmonie avec
sa magnifique et abondante chevelure blonde aux larges boucles. Quel contraste
avec son jeune frère, destiné au monde religieux, vêtu d’une simple chemise et
d’un bonnet blancs. Il semble offert en sacrifice.
Comparaison
des tableaux à travers deux éléments significatifs
Je
voudrais attirer l’attention sur deux éléments qui me paraissent significatifs
: l’utilisation du rouge vermillon, et les bijoux.
Nous
découvrons deux utilisations différentes de la même couleur.
Dans le
tableau de Bisschop, le rouge vermillon attire l’attention sur le mignon
garçonnet rieur, dernier rejeton de la famille. Ce charmant détail égaie toute
la toile.
Doomer
utilise le vermillon pour la robe de la mère. L’immense surface rouge attire irrésistiblement
les yeux du spectateur sur le personnage de la mère, personnage central de la
famille, dont on découvre le regard sévère. Ici, le rouge symbolise l’énergie
et la détermination.
La
représentation des bijoux dans les deux tableaux est aussi révélatrice de la
mentalité des deux familles.
Dans le
tableau de Bisschop, on perçoit un luxe discret. La mère porte une
alliance à l’index de la main droite (tradition protestante), un diamant à
l’auriculaire de la main gauche, et un bracelet d’or à chaque poignet. Une
broche bleue centrée d’une perle fixe son large col blanc. On remarque aussi
une paire de pendants d’oreilles ornés d’une perle en poire, et une fine rangée
de perles sur sa coiffe.
La
fillette porte en bandoulière une chaînette en or à laquelle pend un médaillon
du même métal. Chaque poignet du petit garçon en robe est orné d’un petit
bracelet, un précieux hochet en or et cristal de roche est attaché à sa taille
par un ruban bleu. Le petit chien noir avec lequel il joue, a un joli collier orné
de perles et de morceaux de coraux.
Dans le
tableau de Doomer, un luxe ostentatoire domine. La mère porte une
importante et coûteuse parure de perles fines (les perles de culture
n’existaient pas à cette époque) : collier, bracelet de trois rangs de perles,
et de lourds ornements de cheveux, ainsi que des pendants d’oreilles en
diamants. Son fils aîné porte une somptueuse tunique, et le vase doré est un objet très spectaculaire.
Bisschop
nous décrit la richesse d’une famille de grands bourgeois qui se manifeste par
une élégance discrète et raffinée, presque aristocratique. Chez Doomer, la
richesse s’exprime par un luxe tapageur qui peut être interprété comme le signe
d’une certaine vulgarité propre à de nouveaux riches.
Conclusion
Bisschop nous présente un cercle familial,
dans une attitude naturelle et touchante, décrivant un moment calme et
harmonieux. Doomer opte pour une mise en scène artificielle, baroque et
extravagante qui peut se justifier par la dimension symbolique d’ex-voto que
l’on peut accorder à ce tableau.
Un sobre
camaïeu de noir, gris, et blanc, chez l’un ; des couleurs éclatantes chez
l’autre. Nous pouvons supposer que les couleurs utilisées dans l’un et l’autre
cas sont porteuses de valeurs morales et symboliques.
Ces deux
tableaux, si différents, nous présentent deux familles appartenant à deux
milieux que tout oppose, en dehors de l’aisance financière, mais ils montrent
aussi les tempéraments des deux peintres qui font le choix de représenter leurs
clients dans des compositions très particulières. Ces deux œuvres de grande
qualité offrent de nombreux détails amusants ou séduisants, que nous regardons
avec un plaisir sans cesse renouvelé. Et nous ne pouvons qu’admirer le talent
des artistes qui ont su pénétrer et révéler le caractère intime de ces deux
familles hollandaises, avec une grande perspicacité.
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