jeudi 19 janvier 2012

9 - Etude d'un tableau d'Antonio de Bellis


Saint Sébastien évanoui par Antonio de Bellis
Un héros humain

Par Jean-Louis Gautreau
 
A mon avis, un tableau mérite de figurer parmi les plus belles œuvres du musée des Beaux-Arts d’Orléans. Il s’agit du Saint Sébastien évanoui, par Antonio de Bellis.
Ce grand et beau tableau (1,30 x 1,05 m), présenté dans un imposant cadre doré, a été donné en 1887 au musée des Beaux-Arts par M. Bertrand, un amateur orléanais. Il l’avait acheté à la vente de M. Otto Mündler, le 27 novembre 1871. Otto Mündler (1811-1870) figurait, à son époque, parmi les historiens de l’art les plus réputés.

Antonio de Bellis
On sait peu de choses de la vie d’Antonio de Bellis, sinon qu’il fut actif à Naples des environs de 1630 à 1660. On suppose qu’il est né vers 1616, et il est certain qu’il a peint un cycle de tableaux représentant des épisodes de la vie de Saint Charles Borromée, dans une église de Naples (1636-38). Il a essentiellement peint des tableaux religieux, et quelques scènes mythologiques.

Au musée d’Orléans, ce tableau est exposé parmi les peintres caravagesques. Il appartient bien à ce mouvement que l’on peut caractériser par trois idées principales : utilisation du clair obscur, sobriété et clarté de la composition, et refus de toute idéalisation physique des personnages (des gens du peuple sont utilisés comme modèles).

La vie légendaire de saint Sébastien et ses représentations
La vie de saint Sébastien (vers 256 – martyrisé vers 288).
Selon Jacques de Voragine dans « La Légende Dorée » (XIIIe s.) :
Sébastien était le favori des co-empereurs Dioclétien et Maximien, qui l’avaient nommé commandant de la garde prétorienne. Mais Sébastien s’opposa au supplice de chrétiens, et accomplit plusieurs miracles qui entraînèrent de nombreuses conversions.
« Alors Dioclétien le fit lier au milieu d’une plaine et ordonna aux archers qu’on le perçât à coups de flèches. Il en fut tellement couvert qu’il paraissait être comme un hérisson ; quand on le crut mort, on se retira. Mais ayant été hors de danger quelques jours après, il vint se placer sur l’escalier, et reprocha durement aux empereurs qui descendaient du palais les maux infligés par eux aux chrétiens. »
Selon la légende, il fut soigné par une jeune veuve nommée Irène (qui n’était pas une sainte, comme il est parfois fait mention par erreur).

Furieux, l’empereur Dioclétien le fit à nouveau arrêter, et fouetter ou bastonner jusqu’à la mort, et il ordonna de jeter son corps dans le grand égout de Rome (la Cloaca maxima), « pour qu’il ne fût pas honoré par les chrétiens comme un martyr. »
Cependant, après sa mort, il apparut en vision à sainte Lucine qui, avec d’autres chrétiens, retrouva son corps, et l’enterra dans les catacombes, auprès des apôtres.

Saint Sébastien a donc subi un double martyre : une sagittation et une flagellation.
Sébastien ne meurt pas, malgré les nombreuses flèches qui le percent de toutes parts. Comme il avait triomphé de son martyre par les flèches, il était invoqué par les chrétiens pour les protéger de la peste (ainsi que saint Roch), car on pensait que cette maladie se propageait par des flèches invisibles.
Depuis l’époque médiévale, la peste est endémique en Italie. A l’époque de de Bellis, une terrible épidémie de peste dévasta Naples entre mai et décembre 1656, tuant une grande partie de sa population.
Dans toute la chrétienté, ce thème de la sagittation, devenu très populaire, a donné lieu à d’innombrables représentations de saint Sébastien, tant peintes que sculptées.

Rappelons aussi la présence au musée d’Orléans de ce qui est sans doute la meilleure copie d’atelier connue, d’un tableau disparu de Georges de La Tour : Saint Sébastien soigné par Irène.

La composition
Je crois n’avoir jamais vu une telle disposition d’un corps dans un tableau. Sébastien est effondré, affalé, dans l’angle inférieur droit du tableau. Après avoir reçu quelques flèches, la douleur a provoqué son évanouissement. Malgré ces circonstances dramatiques, on ne peut que remarquer une certaine élégance dans la position du saint.
Le corps occupe toute la moitié droite du tableau, délimitée par une diagonale qui va de l’angle inférieur gauche à l’angle supérieur droit.
L’autre moitié de la toile est occupée par des nuages sombres qui soulignent le drame de la scène, et un coin de ciel bleu qui pourrait symboliser l’espérance de la vie éternelle.

La composition est essentiellement orthogonale. L’axe vertical du corps suit le bord droit du tableau. Le poignet droit, toujours lié à l’arbre, est fixé dans l’angle supérieur droit de la toile, le bras tendu suit le bord, et se poursuit, après la tête (qui est exactement à mi hauteur du cadre), par le bras gauche dont le coude marque l’angle inférieur droit de la composition.
L’avant-bras gauche, prolongé par la cuisse gauche, et la jambe repliée dans un magnifique et puissant raccourci, assurent la base horizontale de la composition.
On constate avec surprise que le saint a un visage aux traits ordinaires, banals, sans caractère marqué, ce qui est probablement une conséquence de la révolution caravagesque, qui rejetait toute idéalisation physique des saints. Le héros nous paraît ainsi d’autant plus accessible et humain.
Le « Saint Sébastien » de Georges de La Tour a lui aussi un visage très commun.

La nudité du saint est protégée par un important tissu blanc, enveloppant ses reins, et largement noué sur le devant.
Ce linge évoque immanquablement le perizonium porté traditionnellement par Jésus sur la croix. Le corps du saint repose sur un vaste manteau rouge étalé sur le sol, seule tache de couleur dans ce camaïeu de bruns et d’ocres. La couleur du manteau semble être la seule référence à son statut d’officier de la garde impériale. Le nœud du linge blanc, spectaculaire, imposant et complexe, ainsi que le drapé du lourd manteau rouge, sont d’essence baroque.
Le rapprochement entre le martyre de Sébastien et le crucifiement de Jésus est souvent fait. La posture de notre Sébastien ne rappelle-t-elle pas une descente de croix ?

La lumière
Est-ce une scène diurne ou nocturne ? La réponse n’est pas simple. Le petit coin de ciel bleu peut nous laisser penser que la sagittation a eu lieu à l’aube, mais le corps dénudé du martyr est éclaboussé de lumière. D’où provient cette lumière violente ?
Il n’y pas de lanterne comme dans le « Sébastien soigné par Irène ». La source lumineuse est située très haut à gauche, dans le dos du spectateur, elle est surnaturelle,… et même divine.
Le corps du saint est mis en valeur par un violent contraste, d’un côté avec le manteau rouge, et de l’autre avec une zone sombre où l’on devine le tronc d’arbre et la végétation environnante.

L'anatomie du jeune martyr est traitée avec beaucoup de soin : une belle musculature à la fois fine et solide. Tous les détails corporels témoignent de la maîtrise de l’artiste. On imagine très bien le peintre, dans son atelier, en train de tracer d’une main sûre quelques dessins préparatoires, en observant un modèle posant dans cette position.

Les blessures
Deux flèches ont atteint leur cible et sont restées fichées dans la chair de l’homme : l’une a complètement traversé les muscles du bras droit, juste au-dessus de l’aisselle ; l’autre s’est enfoncée dans le côté droit de l’abdomen. C’est manifestement la blessure la plus profonde et la plus dangereuse, un important filet de sang s’en écoule.
Une troisième flèche est fichée horizontalement dans le tronc d’arbre auquel Sébastien était attaché. Elle nous indique quelle était la position des archers.
Mais l’archer qui a décoché cette troisième flèche était-il maladroit ? Cela semble surprenant de la part d’un soldat de l’Empereur. Peut-être a-t-il volontairement manqué sa cible, craignant pour son passage dans l’au-delà ? A moins qu’il ne fût lui-même chrétien ?...
Trois autres traces de blessures plus ou moins superficielles sont visibles : à la poitrine et à l’épaule du côté gauche ; et à la cuisse droite. De cette dernière, un filet de sang s’est écoulé sur la cuisse gauche après avoir souillé le linge blanc.
Remarquons que le peintre s’est limité à représenter 5 blessures ; elles font probablement référence à celles de Jésus.

Un drame humain
Selon la légende, Sébastien a été martyrisé sur le Champ de Mars à Rome. Ancien terrain d'exercices pour l'armée, ce quartier était très urbanisé au IIIe siècle (Panthéon, théâtre, etc.).
De nombreux artistes ont représenté le martyre de saint Sébastien, soit devant un paysage, soit dans un environnement urbain et architecturé (Liberale da Verona - Antonello da Messina - Mantegna).
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Quelle différence avec le choix de notre peintre qui a situé son Sébastien dans un espace indéfini, sans aucune référence architecturale ! Le héros est seul, accablé, loin de toute présence humaine, encore lié par le poignet droit à l’arbre auquel il était attaché lors de son supplice. Dans la zone sombre qui surmonte le corps, on devine un tronc d’arbre, et une branche coupée.

Dans d’autres œuvres, le futur saint paraît transformé en « hérisson » - comme le précise Jacques de Voragine - par les nombreuses flèches (chez Benozzo Gozzoli, ou Matteo di Giovanni). Il a souvent un air méditatif, et semble parfaitement insensible à la douleur.
Il en va autrement ici. Cette peinture édifiante est en accord avec les orientations préconisées dans le cadre de la Contre-réforme, et l’artiste a intégré les leçons du Caravage : la scène est réaliste et vraisemblable. Deux flèches plantées dans le corps, et trois autres impacts, ont suffi à faire perdre connaissance à Sébastien, qui n’est plus un héros au courage et à l’endurance exceptionnels. Il n’est ni héroïque, ni indifférent, il n’est qu’un homme fragile, blessé, accablé par son destin. Le spectateur peut ainsi mieux s’identifier à ce jeune homme dénudé, qui, bien qu’officier commandant la première cohorte de la garde prétorienne, montre sa souffrance.
L’intensité de ce drame absolu est accentuée par la solitude du saint, que les archers ont laissé pour mort. On imagine les évènements qui ont précédé la scène décrite par le tableau : les bousculades, les huées, les insultes des soldats, l’ordre de l’officier, le sifflement des flèches, la douleur intense, insupportable, de chaque trait qui perce les chairs et les muscles, l’irrépressible sursaut du corps à chaque impact, les hurlements. C’en est trop. Sébastien a sombré dans le néant qui le protège de la douleur. Les archers sont partis. Moment intermédiaire. Moment d’abandon. Moment de solitude. Moment d'apaisement. Moment de silence. Toute l’attention est concentrée sur ce corps lumineux. Le souffle du héros est à peine perceptible. Est-il mort ? Il en a l’apparence. Mais nous savons que bientôt ce silence sera rompu par les lamentations affligées et les pleurs d’Irène accompagnée de sa servante, qui vont découvrir le corps ensanglanté de Sébastien, et entreprendre de le soigner. Elles parviendront à le sauver une première fois…

Conclusion
Ce tableau typiquement caravagesque est admirable par la sobriété, l’originalité et l’efficacité des moyens mis en œuvre par le peintre, pour raconter un épisode dramatique de la vie d’un martyr chrétien. Tous les éléments du tableau, utilisés avec maîtrise et parcimonie, contribuent à provoquer chez le spectateur une attitude compassionnelle pleine d’émotion. De cette belle composition, très expressive, se dégage une grande humanité. Une œuvre religieuse ? Certes, mais surtout un drame humain bouleversant auquel nous sommes confrontés.
 

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